Gens qui ne nous manquent pas encore. [ft. Adele Blum]

« Voilà. »
Agnes marchait légèrement devant Adele, pour la simple raison que celle-ci hésitait grandement. Elle lui avait dit qu’elle n’était pas rassurée et qu’elle avait un mauvais pressentiment, mais Agnes a insisté que rien ne pouvait leur arriver… « pour l’instant ».
Il faut avouer qu’elle a déjà été plus rassurante.
Elle se retourne et la regarde, l’air sombre, pointant ce qui se trouve devant elle ; une tombe.
Car oui, Agnes a emmené Adele dans un cimetière, et non Adele, ne savait pas qu’il y avait un cimetière à cet endroit-là, parce que non, Adele ne se balade pas dans les tréfonds de la forêt, et non, ce n’est pas le genre de conversation qu’Adele a autour d’un café et de gâteaux. Adele aime bien l’Ultimate Victim et elle a très envie de l’encourager quoi qu’elle fasse, mais là, elle n’est vraiment pas sûre de vouloir être derrière elle.
Elle pousse un soupir coupé par sa propre angoisse quand elle baisse la tête pour regarder dans la direction qui lui est indiquée, et sur la tombe elle voit marqué :
Ultimate Victim
« Oh. »
« C’est sa seule réaction ? »
Voilà ce que pense Agnes, mais elle regarde bien son amie, et a tout de même l’impression que quelque chose de plus se cache derrière son expression. Elle sait bien qu’elle n’a pas trop confiance en elle en cet instant-même, elle l’a bien écoutée quand elle lui disait tout ce qu’elle pensait, mais c’est la seule personne en laquelle elle ait eu confiance, et elle est certaine que si elle ne partage pas ses angoisses, elle fera en sorte de la rassurer.
Elle n’est pas sûre que quoi que ce soit s’avère efficace, mais elle avait besoin d’en parler à quelqu’un, et n’avait étrangement pas les mots.
Adele ouvre la bouche et la referme deux fois, comme si elle allait dire quelque-chose et s’en empêchait, avant d’à nouveau hausser la voix au beau milieu du silence froid du cimetière gigantesque.
« C’est… effrayant, en effet. »
Les deux jeunes femmes échangent un regard avant que la première pose le sien sur la tombe à droite, puis celle à gauche.
« Mais il doit y avoir une tombe pour tout le monde, non ? C’est pas juste… »
« Je sais. »
Agnes ferme les yeux en lui coupant la parole. Elle serre les poings, et si ce qu’elle ressent n’est pas de l’angoisse, c’est de la peur pure et dure. Ce n’est pas rationnel. Évidemment que rien n’est rationnel, avec elle, regardez-la, regardez sa vie, regardez sa…
mort.
« M-Mais si j’ouvre les yeux, là devant moi, je vois une tombe qui dit Ultimate Victime, et je sais qu’elle est pour moi. Il n’y a pas mon nom dessus, mais je sais que c’est une tombe qui a été prévue pour moi, et que quand je mourrai, je ne serai pas Agnes Cheshire, je serai l’Ultimate Victime, et ce jusqu’à la nuit des temps. »
Elle ouvre les yeux.
« Et en plus, je vais mourir ici. »
Des larmes se dessinent aux coins de ses yeux, elle sent son nez rougir, et un frisson traverse le derrière de ses épaules. Elle regarde son amie et tout ce qu’elle lui trouve, c’est un air étonné. Elle ne sait même pas si ses paroles en valent la peine.
« Bah, regarde. »
Elle s’éloigne de quelques pas, regardant les tombes sur son passage.
« Ça, c’est la tombe de Yuuki… Ah, son Ultimate est adorable ! »
Elle se retourne rapidement en souriant pour regarder Agnes, mais celle-ci est incapable de le lui rendre, ou même de comprendre comment elle peut trouver à s’enthousiasmer dans un endroit pareil. Et c’est elle qui est bizarre avec les cimetières, maintenant ?
« Et ça, c’est la tombe de Mikako. »
Elle avance de plusieurs pas encore, et à chaque talent qu’elle reconnaît, elle prononce un nom.
« Luce, Joanna, Charly, Katsue… Katsue ! »
Elle se tourne complètement cette fois-ci et fait face à son interlocutrice, un air mi-sérieux mi-neutre.
« Tu crois que Katsue va mourir ici ? »
Agnes ne peut s’empêcher de sursauter. Ce nom se répète en boucle dans son esprit, et y associer l’idée de mort la dévaste et la trouble. Ce n’est pas possible, elle ne peut pas y croire.
« N- »
« Et Charly, et Joanna, et Luce, et Mikako ! Ils vont tous mourir ici ? »
C’est Adele qui sursaute, ne s’étant probablement pas attendue à une réponse aussi forte. Elle reprend pourtant rapidement son calme, et continue :
« Ils ont tous une tombe, pourtant, tu le vois bien. Effectivement, la personne qui a construit cette île a tout prévu… »
Elle baisse la tête.
« Mais on est bien plus forts qu’elle. Tu ne vas pas mourir de sitôt, Agnes… »
Elle relève la tête, et soutient à nouveau son visage. L’Ultimate Victim, les larmes toujours au bord des yeux, s’efforce de la fixer en reniflant.
« Et moi non-plus. »
« Je… »
Il est vrai qu’en amenant son amie ici, elle lui a aussi fait penser à sa propre mort. Quelque part, plusieurs mètres plus loin, tellement de tombes y a-t-il, trouveraient-elles sûrement la tombe de l’Ultimate Hugger.
Adele hausse juste les épaules.
« Alors n’y pense pas ! Il n’y a qu’un psychopathe pour créer un truc pareil. Ne partage pas ses pensées ! »
Agnes serre nerveusement ses deux mains. Tout ce qu’elle dit est vrai, elle ne peut rien en contredire, mais elle y avait probablement déjà pensé, au fond.
« Moi aussi, ailleurs et surtout ici… Il y a des choses auxquelles je me retiens de penser. »
« Mais.. ! »
La jeune femme respire tout à coup très fort, et c’est sur un ton désespéré qu’elle répond :
« Mais tu es beaucoup plus forte que moi, Adele ! »
Une pause. Pendant une éternité, selon elle, les deux se regardent en silence, et elle pleurniche pendant si longtemps que son corps devrait déjà être vide de larmes.
Ce n’est pourtant que quelques secondes plus tard qu’Adele s’approche d’elle en répondant, un sourire malin sur les lèvres :
« Deutsche qualität, ma vieille. »
Elle ne répond rien. Elle n’est pas d’humeur… Elle ne l’est jamais. Non, elle n’est pas drôle, vous savez-quoi ? Elle n’a pas la force de l’être. Elle voudrait vraiment être comme la personne qui lui fait face. Oh, tellement.
« Mais bien sûr que tu es forte, Agnes. »
Quand elle la prend dans ses bras, elle ne peut pas refuser. Dans les bras d’Adele, elle se sent toujours un petit peu plus en sécurité. Elle ne refuserait jamais de la sécurité, pas plus qu’elle refuserait le confort et la chaleur du corps d’une personne si forte et gentille contre elle.
« Regarde-toi… Tu es toujours là, malgré tout ce que tu as traversé. Tu es plus forte que tout ce qui t’a fait du mal. En plus, même maintenant, tu as eu le courage de m’amener ici pour me montrer ce qui t’inquiétait, alors-même que je me plaignais et n’étais pas très encourageante dans ta démarche. »
« Ce- c’est vrai… » pense-t-elle immédiatement.
Oui, elle bégaie si souvent quand elle parle qu’à présent elle bégaie aussi dans sa tête.
« C’est pas parce que tu es malchanceuse que tu n’es pas forte. Et on est tous un peu malchanceux d’avoir atterri ici, mais regarde, Katsue et moi, et tant d’autres, tu le dis, nous somme forts… »
« C’est vrai, Adele… »
« Tu te rends bien compte qu’il faut avoir un esprit torturé pour kidnapper des gens, les réduire à une caractéristique, et en plus leur prévoir un cimetière géant… Nos fameux Ultimate ne sont l’idée que d’une personne ou un groupe de personnes anormales, ils ne sont même pas totalement vrais. »
Celle qui a toujours été indéniablement une victime esquisse un sourire.
« Je ne suis pas l’Ultimate Victim ? »
« Non, c’est n’importe quoi ! »
Elle défait son étreinte et tient la jeune femme par les épaules en la regardant fixement.
« Non, toi tu es, hmmm… La plus belle femme du monde. »
Toujours nerveuse, mais se sentant légèrement mieux, Agnes parvient à rire. C’est mignon quand elle rit, elle devrait le faire plus souvent.
« Ça aussi, c’est même pas vrai ! »
Elles échangent un sourire, et quelque chose dans le regard d’Adele exprime qu’elle aussi est légèrement rassurée. Agnes, comme si souvent, se sent idiote d’avoir fait ce qu’elle vient de faire, mais quelque part, elle sait qui si elle se sent mieux c’est parce qu’elle a osé en parler.
Alors au fond, elle se sent aussi légèrement fière.
« Allez, on s’en va ? »
Elle fait mine de se retourner pour revenir en arrière et ne le fait totalement que quand Agnes hoche la tête. C’est cette fois-ci l’Ultimate Hugger qui mène la route et l’autre qui la suit ; et cette fois-ci celle-ci fait ce que ni l’une ni l’autre n’ont fait à l’aller, elle regarde les noms sur les tombes devant lesquelles elles marchent.
Maintenant qu’elle est rassurée, elle arrive à chercher les talents de gens qu’elle connaît sans forcément penser qu’ils vont mourir ici. Elle arrive presque à ne plus voir les tombes que comme des objets avec leurs Ultimates inscrits dessus, et si elle ne s’amuse pas à le faire, regarder qui doit être à côté de qui est relativement ludique.
Pourtant, elle s’arrête tout à coup net, ayant l’impression que quelque-chose ne va pas.
« Attends… »
Son amie, quelques pas devant elle, s’arrête elle aussi et se retourne pour la regarder.
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
« I-Il y a quelque-chose de bizarre, attends… Pe… Ph… Pi… Pia… Non, attends, euh… Non, c’est bizarre. »
« De quoi ? »
Elle regarde Adele un instant et hésite, mais suppose qu’il n’y a plus moyen de revenir en arrière à présent sans avoir l’air louche.
« Il n’y a pas de tombe pour Jan. »
« Quoi ? »
Agnes sursaute légèrement. Cette fois-ci, c’est Adele qui a réagi plus fort qu’elle ne l’aurait imaginé.
Celle-ci s’approche rapidement et regarde à son tour les tombes, une par une ostensiblement à plusieurs reprises.
« Pianist… Pianist… Pianist… »
Elle s’arrête complètement de bouger. Agnes ne voit pas son visage et n’ose pas s’approcher pour le regarder. Elle a l’impression qu’elle ne veut pas connaître l’expression qu’elle affiche.
« Il n’y a pas… »
Est-ce qu’elle tremblerait légèrement ? Peut-être Agnes se fait-elle des idées. Après tout, l’atmosphère ici n’est pas des plus rassurante, et vu l’état dans lequel elle était récemment, c’est peut-être elle qui tremble encore un petit peu, assez pour troubler sa propre vue.
« Je… C’est bizarre… »
Elle prend soudain un air plus calme et joyeux.
« Ouais. C’est bizarre ! Je me demande pourquoi.. ? C’est sûrement pas lui qui le sait. Sauf s’il a une relation secrète avec E.V.E. ! »
Elle rit et regarde son amie qui n’a pas bougé d’un millimètre en lui tirant la langue.
« Comme avec moi ! »
Sûrement toujours un peu pâle, elle glousse à son tour.
« Je ne suis pas sûre que ce soit un secret ça, Adele. »
« Dommaaaaage ! »
Elle se retourne d’une démarche exagérément loufoque et reprend sa route vers la sortie, et Agnes la suit sans commentaire. Elle ne regarde plus les tombes sur son passage ; de toutes manières elles sont idiotes et n’ont aucun sens. Quel intérêt ?